L'aube, la lueur matinale à l'Est au lever du jour, chère à Rimbaud
Poème : Matin
Matin est le 8ème poème sur 9 du recueil "Une saison en enfer"
N’eus-je
pas une fois une jeunesse aimable, héroïque,
fabuleuse, à écrire sur des feuilles d’or, —
trop de chance ! Par quel crime, par quelle
erreur, ai-je mérité ma faiblesse
actuelle ? Vous qui prétendez que des bêtes
poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent,
que des morts rêvent mal, tâchez de
raconter ma chute et mon sommeil.
Moi, je ne puis pas plus m’expliquer que le mendiant avec
ses continuels Pater et Ave Maria. Je ne sais
plus parler !
Pourtant, aujourd’hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer. C’était
bien l’enfer ; l’ancien, celui dont le fils de
l’homme ouvrit les portes.
Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent
à l’étoile d’argent, toujours,
sans que s’émeuvent les Rois de la vie, les trois mages,
le coeur, l’âme, l’esprit. Quand irons-nous,
par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance
du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et
des démons, la fin de la superstition, adorer
— les premiers ! — Noël sur la terre !
Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves, ne
maudissons pas la vie. |
Composition du recueil "Une saison en enfer", 9 poèmes en prose, parfois avec des chapitres.
Prologue
Mauvais sang
Nuit de l'enfer
Délires I Vierge folle, l'époux infernal
Délires II Alchimie du verbe
L'impossible
L'Eclair
Matin
Adieu
Plan
Introduction
La recherche des temps perdus
L'esclavage du présent
L'espoir est dans l'avenir
La naissance d'un nouveau monde
Commentaire rédigé
Introduction
Avant-dernière section d’"Une saison en enfer", "Matin"
permet, mieux que tout autre fragment, de percevoir les enjeux de l’écriture
rimbaldienne. Si, en première lecture, le poème en prose
parait déroutant, voire hermétique, la rigueur de sa progression laisse entrevoir un texte logique et, a tous égards, parfaitement emblématique de l’ensemble
du recueil qu’il pourrait à lui seul résumer. "Matin"
tient donc à la fois du bilan, du constat que toute révolte,
aussi légitime soit-elle pour affirmer son identité, doit
s'assigner un but et une aspiration à un monde meilleur. C'est
à cette interrogation sur l'avenir que répond le texte.
Le présent qu'il veut changer, celui de l'échec, de l'enfer
sur Terre fait apparaitre ce texte comme noir et bien désabusé
alors que le titre "matin" pouvait nous laisser entendre une
aube nouvelle, une renaissance.
La recherche des temps perdus
Le jeu des temps est ici très révélateur. Par rapport
au présent de l’écriture, on évoque au début
le passé lointain de la "jeunesse" et de la "chance
". L’expression "une fois", rend compte du statut
particulier de ce moment originel, une période
unique impossible à revivre. C'est l’âge d’or ou "l'homme suçait, heureux sa mamelle chérie",
magnifié par des adjectifs "fabuleuse" ou "héroïque"
rappelant les contes de fées. La deuxième phrase en opposition
avec le passé lointain volontairement mythifié fait apparaître un présent dévalorisé par la
"faiblesse". Le contraste est d’autant plus grand que
le poète en cherche les raisons. Comme Adam chassé du paradis
("ma chute et mon sommeil"), il ne peut expliquer pourquoi le
bonheur lui a échappé, qui le punit ? Et de quel droit,
lui qui n'a pas commis le péché originel et ne mérite
pas la déchéance. Il n'a pas de réponses à
ces questions et demande qu'on l'aide à comprendre.
La recherche des causes
Pour trouver ses réponses il se tourne vers les conteurs, les voyants de toute sorte. De fait, après une transition assurée par
le glissement du passé composé (ai-je mérité)
vers l’adjectif "actuelle", le texte est très
largement dominé par le présent. On constate que plusieurs
verbes témoignent d'un profond doute chez le narrateur, d’une
absence de certitude ("tâchez ", "je crois")
avec une abondance de tournures négatives ("je ne puis pas
plus", "Je ne sais plus", "sans que s’émeuvent").
Les actions mentionnées sont souvent dépréciées ( "Vous qui prétendez", "que des morts rêvent mal"), quand
elles n’évoquent pas directement le malheur ("des bêtes poussent
des sanglots", "des malades désespèrent"). Cette atmosphère
de découragement caractérise donc un "aujourd’hui"
décevant, marqué à la fois par l’impossibilité
de le communiquer et par le retour à l’identique,
avec répétition de termes ("enfer","même",
"toujours") évoquant le ressassement. Les deux occurrences
de "même" et celles de "toujours". Le "toujours"
qui en début de troisième paragraphe, renvoie ainsi à
"continuels", parait emprisonner le narrateur dans une
lassitude exprimée par la métaphore du regard (" mes
yeux las"). S’il y a bien réveil — donc évolution
par rapport "sommeil", sa réitération permet de
douter de sa réalité. En ce sens, le proche passé
guette toujours, et il serait possible d’interpréter la fin
du deuxième paragraphe (avec le retour de verbes au passé)
comme une difficulté supplémentaire à se dégager de l’enfer,
ce que confirmerait le recours à la formule dubitative "je
crois avoir fini". La référence au Christ ("le
fils de l’homme") est d’ailleurs ambiguë : l'ouverture
des "portes" de l’enfer peut aussi bien faire allusion
à sa résurrection d’entre les morts qu’au risque
de damnation que le baptême fait peser sur les hommes. Quoi qu’il
en soit, l'"aujourd’hui" est marqué par l'échec.
Dans la longue phrase qui débute le troisième paragraphe,
le désir de mythification du moment présent, sur le modèle
de l’évocation initiale de la "jeunesse aimable",
vient lui aussi révéler la frustration : le recours à
une image "fabuleuse", celle des "trois mages", ne
débouche cette fois que sur un constat aride, puisque les aspirations
au mouvement (ou à l’émotion, selon les deux sens
de "s’émeuvent) et à la spiritualité ne
peuvent être satisfaites. Le passage des "feuilles d’or"
à "l’étoile d’argent" pourrait ainsi,
paradoxalement, représenter une image supplémentaire de
dégradation.
Conclusion
Si le narrateur s'interroge sur la faute qui aurait pu provoquer sa chute d'un paradis qu'il a dû connaître, il en recherche un témoin car lui ne peut rien dire, rien expliquer. Il n'attend pas de réponses, il poursuit sa recherche d'un monde nouveau qui ne manquera pas de venir et qu'il espère. Il se résout, comme les esclaves à avancer comme les autres, sans haine avec cette espérance qui est en lui.
Vocabulaire
Matin
Du fond de
cet enfer, une lumière a lui. Le poète entrevoit le temps où l'on chantera "Noël sur la terre". Mais il apparait encore bien lointain, une longue marche est promise aux esclaves.
Le glissement chronologique du passé vers l'avenir se
fait à travers la conjugaison des verbes
N'eus-je : passé simple
ai-je mérité : passé composé
Je crois : présent
C'était l'enfer : imparfait
Quand irons-nous : futur.
L'évolution de l'individualité vers l'universalité se fait par un changement dans l'énonciation.
Utilisation initiale du "je", "moi", "ma"
puis à la fin utilisation du nous.
L'amplification se fait par l'utilisation des pluriels (tyrans, démons,
bêtes, grèves, monts) qui donne au texte une fonction messianique
et au poète le rôle du porte parole libérateur de l'humanité.
Comparaison avec Adam chassé du paradis terrestre : "Ma chute
et mon sommeil".
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