
Poème :
Les poètes de sept ans
" Les poètes de sept ans " est le 32ème poème sur 44 du recueil "Poésies" qui suit le cahier de Douai.
A M.P. Demeny
Et la Mère, fermant le livre du devoir,
S'en allait satisfaite et très fière, sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences,
L'âme de son enfant livrée aux répugnances.
Tout le jour il suait d'obéissance ; très
Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits
Semblaient prouver en lui d'âcres hypocrisies.
Dans l'ombre des couloirs aux tentures moisies,
En passant il tirait la langue, les deux poings
A l'aine, et dans ses yeux fermés voyait des points.
Une porte s'ouvrait sur le soir : à la lampe
On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe,
Sous un golfe de jour pendant du toit. L'été
Surtout, vaincu, stupide, il était entêté
A se renfermer dans la fraîcheur des latrines :
Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.
Quand, lavé des odeurs du jour, le jardinet
Derrière la maison, en hiver, s'illunait,
Gisant au pied d'un mur, enterré dans la marne
Et pour des visions écrasant son oeil darne,
Il écoutait grouiller les galeux espaliers.
Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers
Qui, chétifs, fronts nus, il déteignant sur la
joue,
Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue
Sous des habits puant la foire et tout vieillots,
Conversaient avec la douceur des idiots !
Et si, l'ayant surpris à des pitiés immondes,
Sa mère s'effrayait ; les tendresses, profondes,
De l'enfant se jetaient sur cet étonnement.
C'était bon. Elle avait le bleu regard, - qui ment !
A sept ans, il faisait des romans, sur la vie
Du grand désert, où luit la Liberté ravie,
Forêts, soleils, rives, savanes ! - Il s'aidait
De journaux illustrés où, rouge, il regardait
Des Espagnoles rire et des Italiennes.
Quand venait, l'il brun, folle, en robes d'indiennes,
- Huit ans - la fille des ouvriers d'à côté,
La petite brutale, et qu'elle avait sauté,
Dans un coin, sur son dos en secouant ses tresses,
Et qu'il était sous elle, il lui mordait les fesses,
Car elle ne portait jamais de pantalons ;
- Et, par elle meurtri des poings et des talons,
Remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre.
Il craignait les blafards dimanches de décembre,
Où, pommadé, sur un guéridon d'acajou,
Il lisait une Bible à la tranche vert-chou ;
Des rêves l'oppressaient chaque nuit dans l'alcôve.
Il n'aimait pas Dieu ; mais les hommes, qu'au soir fauve,
Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg
Où les crieurs, en trois roulements de tambour,
Font autour des édits rire et gronder les foules.
- Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles
Lumineuses, parfums sains, pubescences d'or,
Font leur remuement calme et prennent leur essor !
Et comme il savourait surtout les sombres choses,
Quand, dans la chambre nue aux persiennes closes,
Haute et bleue, âcrement prise d'humidité,
Il lisait son roman sans cesse médité,
Plein de lourds ciels ocreux et de forêts noyées,
De fleurs de chair aux bois sidérals déployées,
Vertige, écroulements, déroutes et pitié !
- Tandis que se faisait la rumeur du quartier,
En bas, - seul, et couché sur des pièces de toile
Écrue, et pressentant violemment la voile ! |
Poésies
1- Les étrennes des orphelins
2-Sensation
3-Soleil et chair
4-Ophélie
5-Bal des pendus
6-Le Châtiment de Tartuffe
7-Le forgeron
8-A la musique
9-Morts de Quatre-vingt-douze et 93
10-Vénus anadyomène
11Première soirée
12-Les réparties de Nina
13-Les effarés
14-Roman
15-Le mal
16-Rages de Césars
17-Rêvé pour l'hiver
18-Le dormeur du Val
19-Au cabaret-vert
20-La Maline
21-L'éclatante victoire de Sarrebrück
22-Le buffet
23-Ma Bohème (Fantaisie)
24-Les corbeaux
25-Les assis
26-Tête de faune
27-Les douaniers
28-Oraison du soir
29-Chant de guerre parisien
30-Mes petites amoureuses
31-Accroupissements
32-Les poètes de sept ans
33-L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple
34-Le coeur du pitre
35-Les pauvres à l'église
36-Les mains de Jeanne-Marie
37Les soeurs de charité...
38-Voyelles
39-L'étoile a pleuré rose au..
40-Le juste restait droit..
41-Ce qu'on dit au poète à..
42-Les premières communions
43-Les Chercheuses de poux
44-Le bateau ivre
Plan
1 Une autobiographie
Une petite enfance rebelle
L'aliénation maternelle, une mère castratrice
2 A la recherche d'une pensée
L'hypocrisie des relations familiales
Le désir de liberté et de départ
Des visions romanesques
Une ébauche du bateau ivre
Commentaire rédigé
On trouve
dans cet autoportrait toute la révolte de l'enfant
Rimbaud face aux contraintes sociales, aux normes
religieuses et à l'éveil d'une sexualité imprécise. La mère, gardienne des valeurs morales est décrite
comme une dévote castratrice réprouvant
tout imaginaire et toute sexualité. Le premier rôle d'une
mère est de veiller à l'éducation de ses enfants,
mais elle n'en observe pas les réactions, n'en saisit pas les résistances,
les "répugnances". En fait même à sept ans,
l'enfant cherche à sculpter sa pensée.
L'effort produit par l'enfant pour le seul plaisir de ses parents n'est
que pure hypocrisie réciproque, "c'était bon. Elle
avait le bleu regard, - qui ment ! " . Les parents mentent, les enfants
aussi. Les mensonges d'une mère s'appuient sur la niaiserie supposée
de l'enfant capable d'accepter les invraisemblances, le père Noël
par exemple. L'hypocrisie des relations mère/fils
sont les fils directeurs de ce poème. Le dernier
vers est révélateur de la pensée de Rimbaud "En
bas, - seul, et couché sur des pièces de toile Écrue,
et pressentant violemment la voile !". La voile c'est celle qui annonce le bateau ivre qui doit emporter Rimbaud vers
d'autres rivages. Dès le
premier quatrain tout rappelle le départ du bateau
ivre, on ferme une page et on s'en va. Dès que la Mère se
retire, que la voie est libre, c'est le départ, la mer
rêvée apparaît ponctuant le récit dans
une forme d'apothéose livresque très proche
du Bateau ivre. Le mot "répugnances" trouve un écho
paradoxal dans "la fraîcheur des latrines",
une façon d'exprimer son rejet et sa révolte face à
un monde d'obligations qui lui paraissent bien inutiles. Le "bleu
regard, -qui ment ! " n'est que l'image d'un faux ciel, d'une fausse mer tranquille, la fausse promesse d'un amour et d'un bonheur
auquel on a naïvement cru. L'enfant a besoin d'apprendre, de
mûrir pour éviter ce genre de piège.
Le goût assez particulier de Rimbaud pour les latrines fait basculer
l'image hygiénique de ce lieu d'aisance dans la métaphore
morale. Le traitement hygiénique, apparaît ici comme
la métaphore de l'éducation morale que subit Rimbaud. Rimbaud
passe brutalement à la vision d'escapades livresques imaginaires
de son héros de sept ans. Les évocations romanesques confortent son esprit de révolte et
d'évasion. Le réel ne l'intéresse pas, c'est l'imaginaire,
"A sept ans, il faisait des romans, sur la vie".
Dans le troisième paragraphe, l'obligation révulsante de
lire la Bible, le livre du devoir, crée chez l'enfant
des désordres psychologiques, des traumatismes, "Des rêves
l'oppressaient chaque nuit dans l'alcôve."
On remarque alors que comparé aux bonheurs oniriques de la lecture
de ses romans, Rimbaud est confronté à une oppression en opposition à la liberté dont bénéficie
tous les héros de ses romans. Cela éclaire d'un jour nouveau
l'ensemble du Bateau ivre et la formule étonnante, "Mais,
vrai, j'ai trop pleuré !". Dans le même mouvement se
précise la vision politique précommunarde associée à cette révolte. Dans ce poème s'éclairent
les perspectives politiques du Bateau ivre. Il est déjà
mention de "crieurs", qui crient leur injustice,
rappelant les " Peaux-rouges criards" du bateau
ivre. Le grondement des foules est une révolte
métaphorisée de la houle marine par le
jeu de paronymes, houle qui entravait l'avancée du bateau de la
liberté. L'image de la révolte et de répression rêvée
se retrouvera dans le bateau ivre avec les "haleurs", personnes
accomplissant leur travail de tirer le navire vers l'avant et qui seront
cloués nus aux poteaux de couleurs. Rimbaud jour sur les éléments
en colère, soit dans la nature soit chez l'être humain en
une succession d'allusions métaphoriques aux mouvements de foule.
Ce sont les "cieux crevant en éclairs",
les foules qui "grondent". La suite du poème bascule
dans des visions parentes du bateau ivre. "la prairie amoureuse",
des "houles, Lumineuses", des "parfums sains", des
"pubescences d'or", tout un remuement calme
d'images, d'odeurs qui prennent leur essor. C'est d'ailleurs le terme
"essor" qui clôt la strophe en une sorte
de point d'orgue. Les "sombres
choses" évoquées en début de la strophe
suivante, préparent le lecteur aux visions éblouissantes
du Bateau ivre, le grand rêve de la "Liberté
ravie". On assiste à un final exalté et hyperbolique
dans la transformation liquide de la "chambre, Haute et bleue, âcrement
prise d'humidité" en une sorte d'aquarium. L'apothéose
littéraire finale, "les fleurs de chair aux bois sidérals"
ont une résonance baudelairienne. On pense au vertige des parfums
exotiques où par le seul imaginaire on peut obtenir la vision d'une
île exotique. Dans ce poème on retrouve comme une filiation
poétique Baudelaire, Hugo,qui justifie le pluriel du titre. On
remarquera le développement du thème du déluge,
les "forêts noyées", les "foules" métaphorisées
en "houles" en comparaison aux épanchements liquides
des moments d'infinie tristesse puis celui de la création
littéraire avec le "roman" qui est lu mais aussi
"sans cesse médité", en constante élaboration
par une communication simultanée d'images d'extérieur et d'intérieur de la chambre qui démontre que les romans
ne sont pas forcément une expérience de l'écriture, mais, une expérience de l'imaginaire. L'emploi du terme "roman"
est métaphorique et coloré d'une conception romanesque positive,
parce que libératoire politiquement. La valeur
du pluriel du titre tend à présenter le personnage fictif
de ce récit comme une jeune rêveur opprimé substituableà
bien d'autres. Le rêve permet la multiplication des identifications
et le " je" du poème initialement biographique s'universalise
dans le lecteur qui s'identifie à notre héros. Hugo ne disait
rien de plus dans la préface des Contemplations : "Ah ! insensé,
qui crois que je ne suis pas toi !".
Conclusion
L'odyssée poétique à venir, celle du bateau ivre est ici annoncée avec force avec des scènes de bruit et de fureur. Il légitime son aventure par des relations familiales difficiles et une sexualité peu affirmée dans laquelle les jeunes filles de son âge ont les traits d'une voisine "brutale", fille d'ouvriers. Il aspire à d'autres horizons, à un véritable dépaysement mais il n'est pas le seul adolescent à se réfugier avec ses colères et ses espérances dans le mirage ambigu des vers et des quatrains. Si dans les premiers poèmes on pouvait sentir l'imitation, le pastiche ou la parodie, ce poème original atteste de la précocité de son génie. Vocabulaire
Devoir :
Ce à quoi on est obligé par la loi, la morale. Les devoirs religieux, les devoirs de l'amitié. Le devoir est aussi le travail ou l'exercice écrit que doit faire un élève, un étudiant. Le livre du devoir : on peut penser qu'il s'agit de la bible, ou du livre qui sert d'appui au travail scolaire.
Eminent :
Qui est au dessus du niveau commun.
Eminences :
Surélévation, ici il y a un jeu de mot entre le front et les éminences.
Latrines : lieux d'aisance, sommaires, sans installations sanitaires dans un camp, une caserne, une prison. Ici utilisé dans un sens péjoratif pour WC.
S'illunait :
Prendre la couleur blafarde de la lune, néologisme de Rimbaud.
Darne :
Darne est employé dans les Ardennes au sens de pris de vertige.
Espaliers :
Rangée d'arbres, généralement fruitiers palissés contre un mur.
L'alcôve :
Renfoncement ménagé dans
une pièce pour recevoir le lit.
Pubescence :
Se dit d'une feuille, d'une tige couverte de poils fins et courts.
Sidéral :
Relatif aux astres.
Des fleurs de chair aux bois sidéral déployées :
La fleur de chair est la partie la plus fine, la meilleure de la chair (la fleur de sel), généralement un voile blanchâtre. Ce vers est une façon élégante de dire qu'il y a comme du givre aux arbres.
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