
Tableau : Ophélie, de l'anglais John Everett Millais,
1852
Huile sur toile, 76,2 x 111,8 cm
Tate Gallery, Londres
Poème : Ophélie
Dans la tragédie Hamlet de Shakespeare, Ophélie est amoureuse
d'Hamlet, qui simule la démence pour venger son père.
"Ophélie" est le
5ème poème sur 15 du 1er cahier de Douai
I
Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte
comme un grand lys,
Flotte très lentement,
couchée en ses longs voiles ...
- On entend dans les bois lointains des hallalis.
Voici
plus de mille ans que la triste
Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long
fleuve noir ;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.
Le
vent baise ses seins et déploie
en corolle
Ses grands voiles bercés mollement
par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent
sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s'inclinent les
roseaux.
Les
nénuphars froissés soupirent autour
d'elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile :
- Un chant mystérieux tombe des astres d'or.
II
O pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui, tu mourus, enfant, par un fleuve emportée !
- C'est que les vents tombant des grands monts de Norvège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté ;
C'est
qu'un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait d'étranges bruits ;
Que ton curécoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits ;
C'est
que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux
;
C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux !
Ciel
! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô
pauvre Folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
- Et l'Infini terrible effara ton il bleu !
III
- Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys. |
LE CAHIER DE DOUAI
1er cahier
1- Première soirée
2-Sensation
3-Le forgeron
4-Soleil et chair
5-Ophélie
6-Bal des pendus
7-Le Châtiment de Tartuffe
8-Vénus anadyomène
9-Les réparties de Nina
10-A la musique
11-Les effarés
12-Roman
13-« Morts de Quatre-vingt-douze »
14-Le mal
15-Rages de Césars
2ème cahier
16-Rêvé pour l'hiver
17-Le dormeur du Val
18-Au cabaret-vert
19-La Maline
20-L'éclatante victoire de Sarrebrück
21-Le buffet
22-Ma Bohème (Fantaisie)
Commentaire
rédigé
Le
thème Shakespearien
Ophélie reprend le thème shakespearien de l'héroïne
d'Hamlet, Ophélie, femme délaissée amoureuse
d'un prince qui devient folle et se noie de désespoir. Le poème
est composés de neuf quatrains d'alexandrins à
rimes croisées avec une numérotation de trois chapitres
inégaux, deux égaux de quatre quatrains chacun et le dernier
d'un seul quatrain comme un refrain isolé. Cette forme donne au
poème une allure de complainte. Le nom anglais
d'Ophélie "Ophélia" repris par Rimbaud confirme
l'identité du thème. Le manuscrit daté du 15 mai
1870 est joint à la lettre que Rimbaud envoya quelques 10 jours
plus tard au poète Parnassien Banville. Dans Hamlet,
l’héroïne de Shakespeare est amoureuse du prince, mais
incapable de comprendre sa folle quête de la vérité,
finit par sombrer dans la folie, quand elle se croit abandonnée de son amant, et par se noyer de désespoir.
Un tableau "préraphaélite"
Le premier groupe de quatrains fait penser à la toile de 1852 du
peintre anglais, John Everett Millais un "préraphaélite"
montrant le corps d’Ophélie, paumes et regards tournés
vers le ciel, dérivant au fil de l’eau,
le long de rives en fleurs. On retrouve la tradition picturale de la Renaissance
florentine d’avant Raphaël, le goût de la nature, des
sujets religieux, caractéristiques de l’école préraphaélite
anglaise. Rimbaud brosse avec les couleurs un véritable tableau,
joue sur le contraste du noir "l’onde calme
et noire" et du blanc "fantôme blanc",
adjectifs de couleur repris trois vers plus loin mais inversés.
Comme dans le tableau du peintre anglais, Ophélie semble toujours
vivante, avec les yeux ouverts. Morte transfigurée Ophélie
apparaît ici comme une figure diaphane, une femme enfant, fille
fleur, vierge sainte dans des voiles comparée à "un
grand lys", la fleur virginale et mariale. L’horizontalité est dominante dans le tableau et donne une impression de paix, de sérénité,
de lent glissement sur l'eau. Le poète joue sur les nombreuses allitérations en "l",
consonne liquide pour rendre compte de la scène, le mot hallali
avec ses trois l apparaît comme un point d'orgue à cette
dérive fluviale. La nature comme dans une sorte d'harmonie universelle participe à la compassion,
les lignes verticales des saules ou des aulnes se courbent devant le corps ou éprouvent des sentiments, les
saules pleurent, les nénuphars soupirent. Les arbres, la végétation,
les floraisons chères aux parnassiens envahissent le tableau préraphaélite,
composant un chatoyant décor autour de la figure centrale. Que
Rimbaud l’ait vu ou non, ou l’ait en tête, on apprécie
cette "correspondance" entre l’art poétique et
l’art pictural chère à Baudelaire.
L'harmonie universelle
La musicalité savante des vers rimbaldiens, frissons, soupirs, ne pouvait que séduire le parnassien
Banville, à qui ces vers sont adressés ou, plus tard, les
symbolistes, avec Mallarmé épris de ces subtiles arabesques
sonores. La complainte musicale commence avec les « hallalis»
sons de cors avant la mise à mort de l'animal, les frissons des saules, le froissement des nénuphars, les plaintes de l'arbre, les soupirs des
nuits. Le premier groupe de quatrains est une chanson triste, une plainte,
un soupir, une berceuse funèbre et mélancolique.
L’apprenti poète qui use ici de l'alexandrin classique et
de son harmonie éprouvée joue dans un registre classique
en multipliant les diérèses traditionnelles, mystérieux,
Ophélia, visions, les assonances
"an", "eu" et les rimes intérieures blanc/an/romances,
les anaphores "voici plus de mille ans", les
répétitions, sein, mille ans, blanc, noir. Les audaces ou
dissonances sont imperceptibles et rares : deux rejets "brisait ton
sein", "comme un grand lys". On remarque quatre pauses
fortes, suspensions dramatiques ou silences musicaux que l'on trouvait
déjà chez Hugo ou Baudelaire.
La
recherche rimbaldienne
L’exercice de style pour brillant qu'il est n'est que factice et
pur artifice pour donner à Rimbaud l'occasion de traduire son âme,
celle du futur auteur du "Bateau ivre" et des "Illuminations"
propre à tous les élans, à toutes les dérives.
C'est ici qu'apparaît toute l'importance des tirets.
Dans les vers détachés par les tirets, on finit par comprendre
que le poète parle de lui. Rimbaud compare sa situation à
celle d'Ophélie et juge son aventure poétique comme un drame
existentiel, une quête aussi tragique que celle d’Ophélie
et d’Hamlet. C’est le deuxième groupe de quatrains
qui fait de l'héroïne Shakespearienne le double mythique du poète révolté. L’identification de Rimbaud
à Ophélie est suggérée par le biais de l'apostrophe "ô pale Ophélia", par le tutoiement "tu mourus". La femme fleur du tableau apparaît
comme une sur jumelle semblable aux "poètes de sept
ans". Ophélie dans sa quête d'amour et de liberté
est devenue folle. Ophélie est comme lui une captive. Mais L'aliénation ne va pas sans "délires"
(Une saison en enfer) ni "vertiges" ni "visions" ou
"hallucinations", puisqu’elle est désir, nostalgie
d'un ailleurs, révolte, évasion et libération "âpre
liberté", fusion ou communion avec le mystère du monde.
La noyade d’Ophélie est la dramatique métaphore de
l'odyssée poétique à venir, celle du Bateau
ivre, que parait annoncer le vers "c'est que la voix des
mers folles, immense râle". Les images, les mots diffèrent
singulièrement du premier au second groupe de quatrains : au tableau
presque serein du début succède une scène de bruit et de fureur. Au lieu de flotter lentement au fil de
l’eau, la "pâle Ophélia" est "par un
fleuve emportée", sa chevelure tordue par les vents comme
dans une sorte de "maelström" tragique mot qui sera employé
dans le "Bateau ivre". Les sonorités sont plus âpres
faisant appel aux dentales, "t'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté".
Vision et folie en poésie
La quête poétique débouche à la fin sur la parole étranglée, sur un ultime et définitif silence, celui de l’enfant noyé, celui du
"pauvre fou", celui du poète, victime de son "rêve".
Dans les Illuminations on retrouvera l'incessante obsession d’unir
le feu et la glace ; la neige fondue qui traduit l'uvreéphémère
anticipe l’échec irrémédiable
de l’entreprise rimbaldienne, incapable de "changer la vie"
et de renaîtreà un monde différent. La triste Ophélie
ne peut que dériver sur le fleuve de la folie.
Conclusion
Poème
d'apprentissage fidèle au Parnasse
dont il reprend les expressions de Banville, il est inspiré par
le drame d'Hamlet dont il reprend l'image d'Ophélie qui couronnée
de fleurs décide de mourir en se noyant. A travers le charme de
ce mythe shakespearien on voit poindre le Rimbaud d'une "Saison en
enfer" et des "illuminations" qui parviendra à créer
une nouvelle langue poétique.
Vocabulaire
Ophélie
L'histoire d'Ophélie.
Dans la tragédie Hamlet de Shakespeare, Ophélie est amoureuse
d'Hamlet, qui simule la démence pour venger son père. Ophélie,
délaissée devient folle et se noie.
Hallali (de hara, par ici)
Cri des chasseurs ou sonnerie de trompe annonçant que le cerf est
aux abois, réduit à faire face aux chiens qui aboient et
par similitude "être aux abois" c'est être dans
une situation désespérée.
Le Parnasse
C'est une colline où siégeait Apollon et les muses. Les
parnassiens puisent leur inspiration et leurs principes esthétiques
dans la Grèce ancienne et la Renaissance. Ils s'opposent aux romantiques
en refusant l'engagement politique et social.
Rimbaud et Banville
Rimbaud envoya ses premiers textes à Banville. "Je serai Parnassien"
s'exclame-t-il alors.
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