26/03/2023
Rimbaud expliqué Poésies

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RIMBAUD : Les Assis (Sept. 1871) Poésies




Vieillard assis lisant

Poème : Les assis

" Les assis " est le 25ème poème sur 44 du recueil Poésies entre "Les Corbeaux" et "Tête de Faune" (Classification Gallimard/poésies)

Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;

Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S'entrelacent pour les matins et pour les soirs !

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser leur peau
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.

Et les Sièges leur ont des bontés : culottée
De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ;
L'âme des vieux soleils s'allume emmaillotée
Dans ces tresses d'épis où fermentaient les grains.

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour,
S'écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.


- Oh ! ne les faites pas lever ! C'est le naufrage...
Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.

Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves
Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves
Qui vous accrochent l'oeil du fond des corridors !

Puis ils ont une main invisible qui tue :
Au retour, leur regard filtre ce venin noir
Qui charge l'oeil souffrant de la chienne battue,
Et vous suez pris dans un atroce entonnoir.


Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales,
Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever
Et, de l'aurore au soir, des grappes d'amygdales
Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever.

Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières,
Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
De vrais petits amours de chaises en lisière
Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;


Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule
Les bercent, le long des calices accroupis
Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules
- Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.

Poésies
1- Les étrennes des orphelins
2-Sensation
3-Soleil et chair
4-Ophélie
5-Bal des pendus
6-Le Châtiment de Tartuffe
7-Le forgeron
8-A la musique
9-Morts de Quatre-vingt-douze et 93
10-Vénus anadyomène
11Première soirée
12-Les réparties de Nina
13-Les effarés
14-Roman
15-Le mal
16-Rages de Césars
17-Rêvé pour l'hiver
18-Le dormeur du Val
19-Au cabaret-vert
20-La Maline
21-L'éclatante victoire de Sarrebrück
22-Le buffet
23-Ma Bohème (Fantaisie)
24-Les corbeaux

25-Les assis
26-Tête de faune
27-Les douaniers
28-Oraison du soir
29-Chant de guerre parisien
30-Mes petites amoureuses
31-Accroupissements
32-Les poètes de sept ans
33-L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple
34-Le coeur du pitre
35-Les pauvres à l'église
36-Les mains de Jeanne-Marie
37-Les soeurs de charité...
38-Voyelles
39-L'étoile a pleuré rose au..
40-Le juste restait droit..
41-Ce qu'on dit au poète à..
42-Les premières communions
43-Les Chercheuses de poux
44-Le bateau ivre

Les Assis, ou Arthur Rimbaud en conflit avec le bibliothécaire de sa ville.
Arthur Rimbaud fait sa seconde en qualité d’externe au lycée de Charleville Mézières et se livre à l'école buissonnière, arpente les monts, les bois des environs, nuits et jours. Il fréquente aussi la bibliothèque et y demande à consulter des ouvrages rares que le fonctionnaire renâcle à aller chercher en maugréant de se lever pour ce gamin qu'il renvoyait plutôt à ses chères études, Cicéron, Horace. Rimbaud trouva avec ce poème l'occasion de se venger du fonctionnaire.

Plan
1-Une diatribe contre les fonctionnaires et personnels de bureau, des vieillards racornis
2-Les dangers de la poésie, un arrachement au Monde
3-La ponctuation, es tirets chez Rimbaud

Commentaire rédigé

Le poème de Rimbaud "Les Assis" du printemps 1871 est au cœur de sa révolte, si violente qu'il refusera de retourner au collège et erre dans la campagne, à la bibliothèque municipale de Charleville. Les assis est ici un regard obsessionnel vers la sénescence des corps inactifs, l'immobilisme, l'inactivité, la sédentarité en opposition à une démarche souveraine d'un poète aventurier pour lequel brille au loin la lumière du ciel et de la terre. Dans ces vieilles chaises avilies, dans leur paille brisée, c'est aussi Rimbaud qui dès le 2 novembre 1870, peu de temps avant ce poème, écrit qu'il se décompose dans la platitude, la mauvaiseté, la grisaille. A cette époque, l'hiver et le printemps 1871 sa poésie se charge des scories de ses haines et de ses peurs. Tous les poèmes qui suivront ce poème, "Les assis", "Chant de guerre parisien", "Mes petites amoureuses", "Accroupissements", "Les pauvres à l'église" seront de la même veine, le recours à la poésie autrefois si exaltant n'a plus maintenant qu'une fonction cathartique de la colère et la dénonciation des laideurs des choses et des personnes, de l'excès de la matière sur l'âme.

I Une diatribe contre les êtres racornis
Après "Les douaniers" dans lequel le jeune Rimbaud s'en prenait la à leur nullité, "Soldats, marins, débris d'empire, retraités, sont nuls, très nuls devant les soldats des Traités", la charge se porte cette fois encore plus caricaturale et plus violente contre tous ces êtres racornis qui n'ont d'autres missions que d'interdire à la jeunesse l'espérance de l'ailleurs, l'exaltation du franchissement de l'interdit. Il s'en prend avec une féroce ironie aux gardiens de l'immobilisme, aux serviteurs de la sédentarité, aux empêcheurs de marcher et de fuguer, aux fonctionnaires, professeurs, bibliothécaires, personnels de bureau, factionnaires, agents en faction, chargés de maintenir l'ordre, dans les rangées de livres de la bibliothèque de Charleville comme il s'attaquait aux douaniers de faction à la frontière franco-belge qui l'empêchaient de la franchir avec son ami Delahaye. L'énonciation avec l'usage du pronom « vous » implique le lecteur, "Vous les écoutez", "vous suez" permet d'impliquer le lecteur. Les « assis » ont des référents réels et au premier rang le bibliothécaire de Charleville qui renâclait à lui apporter les livres qu'il demandait, mais plus largement tous les personnels dont Rimbaud a horreur, symboles d' immobilisme moral et culturel, la peur de l'inconnu, la nouveauté, l'originalité, le changement, mais aussi de la poésie, un voyage imaginaire sans intérêt. La société est encore à cette époque dominée par la religion, le bien et le mal, le paradis ou l'enfer, l'inhibition des désirs, de la sensualité. Les assis, ces fonctionnaires toujours assis semblant faire corps avec leur chaise, sont méchants, hargneux, paresseux, renâclant à se lever. Ce sont là des forces aliénantes d'un passé que refuse et critique sans ménagement notre jeune poète Rimbaud. La première strophe donne une image assez précise de ces personnels assis assimilés à des vieillards, ils ont des malformations cutanées, des noirs de loupes, portent des lunettes, ont les doigts déformés par des boulures, des excroissances et le front, le sinciput ridé par la rage, des lépreux non fréquentables. Mais les assis de Rimbaud ont encore une sexualité née de l'amour qu'ils ont avec leur chaise. On trouve dans ce poème de nombreuses allusions sexuelles ou érotiques dans la liaison de l'homme et de la chaise. Les amours épileptiques, amours convulsifs entre l'assis et son siège nait d'un simple contact entre leur fantasque ossature et le siège en paille de la chaise. La nuit nos assis, assimilés à des vieillards rêvent de l'enlacement de leurs bras avec ceux de la chaise et éprouvent le même plaisir que celui d'un insecte butinant une fleur.

II-Les dangers de la poésie, un arrachement au Monde

Dans sa poésie d'une extrême richesse de néologismes, Rimbaud saisit le temps d'une métamorphose, celui où les êtres humains assis deviennent des hommes-chaises faisant corps avec elles. Les personnes qui travaillent en position assise rechignent à se lever et lorsqu'elles se lèvent leurs sentiments se réduisent à une colère sourde et haineuse contre celui qui est venu interrompre le cours monotone de leur existence. « Oh ! Ne les faites pas lever ! C'est le naufrage... », naufrage pour le responsable du lever de la personne, allusion à l'employé de sa bibliothèque qui refusait d'aller chercher le livre qu'il demandait. Pour Rimbaud toute personne assise est difficiles à bouger, incapable de s'élever, trop matérialiste puisque ce ne sont que des « chaises », des biens matériels qui peuplent leurs rêves. La poésie au contraire est une évasion, un arrachement au Monde, arrachement nécessaire par la pensée à celui qui veut connaître le sens de son action. La personne constamment assise connait l'embonpoint, ses reins sont boursouflés et lorsqu'il se rassit il maugrée encore contre celui qui l'a obligé à se lever. Le fonctionnaire ou le factionnaire assis est chauve, ses pieds sont tordus et pesants. Il a avec sa chaise une relation sensuelle, si on lui demande à se lever ses doigts se crispent sur ses jambes alors qu'au repos il en tapote amicalement le dessous du siège avec ses doigts, ses pieds restant en contact étroit avec les barreaux. L'assis est borné, il a des visières et peu fatigué, son sommeil est austère, sans imagination, il ne rêve que de sa chaise.

III-La ponctation, les tirets chez Rimbaud, sa poétique
Les poèmes de Rimbaud sont constellés de nombreux tirets dont le sens nous échappe parfois. Les tirets sont utilisés dans des dialogues pour séparer les répliques de chaque interlocuteur. Dans ce poème, "Les assis", on trouve 2 tirets, l'un au vers 22, - Oh ! Ne les faites pas se lever ! C'est le naufrage..., et l'autre au vers 44, le double de 22, le dernier vers, - Et leur membre (allusion érotique au sexe) s'agace à des barbes d'épis (la paille des chaises). Dans "Ma bohème), 2 tirets également, vers 6 et 8, -Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course Des rimes. Mon auberge était la Grande Ourse, - Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou Et je les écoutais, assis au bord des routes...Rimbaud fait un large usage du tiret, surtout dans Une Saison en enfer et dans Les Illuminations. Le tiret qui précise les dialogues contribue à communiquer au lecteur une impression d’oralité pour scander les cris de souffrance du damné, séparer les voix dans le dialogue du narrateur avec lui-même, balise les volte-face qui émaillent le raisonnement. Dans Les Illuminations, le tiret sert souvent à séparer dans l’énoncé des membres de phrases remarquables par leur parallélisme syntaxique, on parle de parallélisme surponctué. Ici le premier tiret est un cri de souffrance du jeune lecteur devant l'employé de la bibliothèque qui rechigne à se déplacer pour récupérer le livre qu'il souhaite consulter. Le second tiret indique son indignation de voir que son bibliothécaire préfère des plaisirs physiques comme celui de caresser sa chaise, à l'effort de se déplacer pour chercher un livre qui procurera au lecteur un intellectuel à sa lecture.

Conclusion
Rimbaud prend ici avec ce poème "Les assis" pour cible de ses railleries la médiocrité, l'absence d'imagination, de créativité de personnels toujours assis. Comme on lui refuse des livres de contes orientaux, d'aventures, sans rapport avec son jeune âge et qui heurte le conservatisme, l'immobilisme du bibliothécaire, il crie ici son agacement. Pour appuyer sa colère, il utilise quelques tirets comme autant de cris d'indignation.


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