26/03/2023
Rimbaud expliqué, Poésies

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RIMBAUD : Le forgeron (1872) Poésies




Forgeron au travail sur son enclume

Poème : Le forgeron


"Le forgeron" est le 3ème poème sur 15 du 1er cahier de Douai"

Palais des Tuileries, vers le 20 juin 1792

Palais des Tuileries, vers le 10 août 1792

Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant
D'ivresse et de grandeur, le front large , riant
Comme un clairon d'airain, avec toute sa bouche,
Et prenant ce gros-là dans son regard farouche,
Le Forgeron parlait à Louis Seize, un jour
Que le Peuple était là, se tordant tout autour,
Et sur les lambris d'or traînait sa veste sale.
Or le bon roi, debout sur son ventre, était pâle
Pâle comme un vaincu qu'on prend pour le gibet,
Et, soumis comme un chien, jamais ne regimbait
Car ce maraud de forge aux énormes épaules
Lui disait de vieux mots et des choses si drôles,
Que cela l'empoignait au front, comme cela !


  «  Donc, Sire, tu sais bien , nous chantions tra la la
Et nous piquions les bœufs vers les sillons des autres :
Le Chanoine au soleil disait ses patenôtres
Sur des chapelets clairs grenés de pièces d'or
Le Seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor
Et l'un avec la hart, l'autre avec la cravache
Nous fouaillaient - Hébétés comme des yeux de vache,
Nos yeux ne pleuraient pas  ; nous allions, nous allions,
Et quand nous avions mis le pays en sillons,
Quand nous avions laissé dans cette terre noire
Un peu de notre chair... nous avions un pourboire
Nous venions voir flamber nos taudis dans la nuit
Nos enfants y faisaient un gâteau fort bien cuit.

« Oh ! je ne me plains pas. Je te dis mes bêtises,
C'est entre nous. J'admets que tu me contredises.
Or, n'est-ce pas joyeux de voir, au mois de juin
Dans les granges entrer des voitures de foin
Enormes ? De sentir l'odeur de ce qui pousse,
Des vergers quand il pleut un peu, de l'herbe rousse ?
De voir les champs de blé, les épis pleins de grain,
De penser que cela prépare bien du pain ?...
Oui, l'on pourrait, plus fort , au fourneau qui s'allume,
Chanter joyeusement en martelant l'enclume,
Si l'on était certain qu'on pourrait prendre un peu,
Étant homme, à la fin !, de ce que donne Dieu !
- Mais voilà, c'est toujours la même vieille histoire !


«  Oh je sais, maintenant ! Moi, je ne peux plus croire,
Quand j'ai deux bonnes mains, mon front et mon marteau
Qu'un homme vienne là, dague sous le manteau,
Et me dise : « Maraud , ensemence ma terre ! »
Que l'on arrive encor, quand ce serait la guerre,
Me prendre mon garçon comme cela, chez moi !
- Moi, je serais un homme, et toi, tu serais roi,
Tu me dirais : Je veux !.. - Tu vois bien, c'est stupide.
Tu crois que j'aime à voir ta baraque splendide,
Tes officiers dorés, tes mille chenapans,
Tes palsembleu bâtards tournant comme des paons :
Ils ont rempli ton nid de l'odeur de nos filles
Et de petits billets pour nous mettre aux Bastilles
Et nous dir i ons : C'est bien : les pauvres à genoux !
Nous dorer i ons ton Louvre en donnant nos gros sous !
Et tu te soûlera i s, tu fera i s belle fête.
- Et ces Messieurs riront, les reins sur notre tête !

« Non. Ces saletés-là datent de nos papas !
Oh ! Le Peuple n'est plus une putain. Trois pas
Et, tous, nous avons mis ta Bastille en poussière
Cette bête suait du sang à chaque pierre
Et c'était dégoûtant, la Bastille debout
Avec ses murs lépreux qui nous rappelaient tout
Et, toujours, nous tenaient enfermés dans leur ombre !
- Citoyen ! citoyen ! c'était le passé sombre
Qui croulait, qui râlait, quand nous prîmes la tour !
Nous avions quelque chose au cœur comme l'amour.
Nous avions embrassé nos fils sur nos poitrines.
Et, comme des chevaux, en soufflant des narines
Nous marchions, nous chantions, et ça nous battait là....
Nous allions au soleil, front haut,-comme cela -,
Dans Paris  accourant devant nos vestes sales.
Enfin ! Nous nous sentions Hommes ! Nous étions pâles,
Sire, nous étions soûls de terribles espoirs :
Et quand nous fûmes là, devant les donjons noirs,
Agitant nos clairons et nos feuilles de chêne,
Les piques à la main ; nous n'eûmes pas de haine,
- Nous nous sentions si forts, nous voulions être doux !

« Et depuis ce jour-là, nous sommes comme fous !
Le flot des ouvriers a monté dans la rue,
Et ces maudits s'en vont, foule toujours accrue
Comme des revenants, aux portes des richards.
Moi, je cours avec eux assommer les mouchards :
Et je vais dans Paris le marteau sur l'épaule,
Farouche, à chaque coin balayant quelque drôle,
Et, si tu me riais au nez, je te tuerais !
- Puis, tu dois y compter, tu te feras des frais
Avec tes avocats , qui prennent nos requêtes
Pour se les renvoyer comme sur des raquettes
Et, tout bas, les malins ! Nous traitant de gros sots !
Pour mitonner des lois, ranger des de petits pots
Pleins de menus décrets , de méchantes droguailles
S'amuser à couper proprement quelques tailles,
Puis se boucher le nez quand nous passons près d'eux,
- Ces chers avocassiers qui nous trouvent crasseux !
Pour débiter là-bas des milliers de sornettes !
Et ne rien redouter sinon les baïonnettes,

Nous en avons assez, de tous ces cerveaux plats  !
Ils embêtent le peuple . Ah ! ce sont là les plats
Que tu nous sers, bourgeois, quand nous sommes féroces,
Quand nous cassons déjà les sceptres et les crosses !.. »


Puis il le prend au bras, arrache le velours
Des rideaux, et lui montre en bas les larges cours
Où fourmille, où fourmille, où se lève la foule,
La foule épouvantable avec des bruits de houle,
Hurlant comme une chienne, hurlant comme une mer,
Avec ses bâtons forts et ses piques de fer,
Ses clameurs , ses grands cris de halles et de bouges,
Tas sombre de haillons taché de bonnets rouges  !
L'Homme, par la fenêtre ouverte, montre tout
Au R oi pâle , suant qui chancelle debout,
Malade à regarder cela !
« C'est la Crapule,
Sire. ça bave aux murs, ça roule , ça pullule ...
- Puisqu'ils ne mangent pas, Sire, ce sont les gueux !
Je suis un forgeron : ma femme est avec eux,
Folle ! Elle vient chercher du pain aux Tuileries !
- On ne veut pas de nous dans les boulangeries.
J'ai trois petits. Je suis crapule. - Je connais
Des vieilles qui s'en vont pleurant sous leurs bonnets
Parce qu'on leur a pris leur garçon ou leur fille :
C'est la crapule. - Un homme était à la bastille,
D'autres étaient forçats, c'étaient des citoyens
Honnêtes. Libérés, ils sont comme des chiens :
On les insulte ! Alors, ils ont là quelque chose
Qui leur fait mal, allez ! C'est terrible, et c'est cause
Que se sentant brisés, que, se sentant damnés,
Ils viennent maintenant hurler sous votre nez !
Crapule. - Là-dedans sont des filles, infâmes
Parce que, - vous saviez que c'est faible, les femmes,
Messeigneurs de la cour, - que sa veut toujours bien,-
Vous avez sali leur âme, comme rien !
Vos belles, aujourd'hui, sont là. C'est la crapule.


« Oh ! tous les Malheureux, tous ceux dont le dos brûle
Sous le soleil féroce, et qui vont, et qui vont,
Et dans ce travail-là sentent crever leur front
Chapeau bas, mes bourgeois ! Oh ! ceux-là, sont les Hommes !
Nous sommes Ouvriers, Sire ! Ouvriers ! Nous sommes
Pour les grands temps nouveaux où l'on voudra savoir,
Où l'Homme forgera du matin jusqu'au soir,
Où, lentement vainqueur, il chassera la chose
Poursuivant les grands buts, cherchant les grandes causes,

Et montera sur Tout, comme sur un cheval !
Oh ! nous sommes contents, nous aurons bien du mal,
Tout ce qu'on ne sait pas, c'est peut-être terrible :
Nous pendrons nos marteaux, nous passerons au crible
Tout ce que nous savons : puis, Frères, en avant !
Nous faisons quelquefois ce grand rêve émouvant
De vivre simplement, ardemment, sans rien dire
De mauvais, travaillant sous l'auguste sourire
D'une femme qu'on aime avec un noble amour :
Et l'on travaillerait fièrement tout le jour,
Ecoutant le devoir comme un clairon qui sonne :
Et l'on se trouverait fort heureux ; et personne
Oh ! personne, surtout, ne vous ferait plier !...
On aurait un fusil au-dessus du foyer....

....................................................
« Oh ! mais l'air est tout plein d'une odeur de bataille
Que te disais-je donc ? Je suis de la canaille ! »> Fin de la version courte

Oh ! mais l'air est tout plein d'une odeur de bataille !
Que te disais-je donc ? Je suis de la canaille !
Il reste des mouchards et des accapareurs.
Nous sommes libres, nous ! Nous avons des terreurs
Où nous nous sentons grands, oh ! si grands ! Tout à l'heure
Je parlais de devoir calme, d'une demeure...
Regarde donc le ciel ! C'est trop petit pour nous,
Nous crèverions de chaud, nous serions à genoux !
Regarde donc le ciel ! Je rentre dans la foule,
Dans la grande canaille effroyable, qui roule,
Sire, tes vieux canons sur les sales pavés :
Oh ! quand nous serons morts, nous les aurons lavés
Et si, devant nos cris, devant notre vengeance,
Les pattes des vieux rois mordorés, sur la France
Poussent leurs régiments en habits de gala,
Eh bien, n'est-ce pas, vous tous? Merde à ces chiens-là !


Il reprit son marteau sur l'épaule. La foule
Près de cet homme-là se sentait l'âme saoule,
Et, dans la grande cour, dans les appartements,
Où Paris haletait avec des hurlements,
Un frisson secoua l'immense populace.
Alors, de sa main large et superbe de crasse,
Bien que le roi ventru suat, le Forgeron,
Terrible, lui jeta le bonnet rouge au front !


Fin de la version longue

LE CAHIER DE DOUAI

1er cahier
1- Première soirée
2-Sensation

3-Le forgeron
4-Soleil et chair
5-Ophélie
6-Bal des pendus
7-Le Châtiment de Tartuffe
8-Vénus anadyomène
9-Les réparties de Nina
10-A la musique
11-Les effarés
12-Roman
13-« Morts de Quatre-vingt-douze »
14-Le mal
15-Rages de Césars

2ème cahier
16-Rêvé pour l'hiver
17-Le dormeur du Val
18-Au cabaret-vert
19-La Maline
20-L'éclatante victoire de Sarrebrück
21-Le buffet
22-Ma Bohème (Fantaisie)


Plan de commentaire
Fortement inspiré des "Châtiments" de Victor Hugo, ce n'est pas à Napoléon III que s'adresse ces vers mais à Louis XVI. En partant d'un fait réel, le roi Louis XVI interpellépar le boucher Lengendre contraint de coiffer le bonnet phrygien, Rimbaud, exprime dans ce texte, un "cri du peuple" à la Vallès, son idéal révolutionnaire et sa foi en l'avenir de l'humanité. L'anecdote intéresse Rimbaud en ce qu'elle met en scène des hommes qui prennent en main leur destinée et se découvrent soudainement forts et libres. Dans ces vers l'aventure politique et l'aventure poétique sont subtilement mêlés.

1 Métaphore du forgeron et de l'écrivain
Marteler le métal et sculpter les phrases
Une musicalité d'assonances et d'allitérations
Une allégorie, le mythe de Prométhée


2 L'analyse politique et sociale
La reconnaissance du monde ouvrier
La maturité politique du peuple
Misère du peuple et luxe des dirigeants
Un communication entre classes toujours difficile


3 L'esprit révolutionnaire
Le flot des ouvriers, la foule et la houle
L'ivresse de l'espoir
Des besoins très simples


Commentaire composé
Le poème "le forgeron" a été inspiré à Rimbaud par une gravure de l'Histoire de la Révolution Française d'Auguste Thiers montrant Louis XVI pris à partie par le boucher Legendre et coiffant le bonnet rouge des révolutionnaires. De ce boucher, Rimbaud a fait un forgeron, tâche plus riche de signification mythique (les Titans en lutte contre les dieux de l'Olympe). Dès les premiers vers du poèmes, Rimbaud va faire souffler sur ses alexandrins un vent de tourmente en jouant sur les sonorités, les assonances et les allitérations pour rendre compte du climat de révolte mais aussi de cacophonie qui règne dans le peuple. L'assonance en "i" , voyelle aiguë et fermée (gigantesque/ivresse/riant/Louis) donne un aspect criard à la révolte populaire. En écho se superpose le son plus sourd "an" (gigantesque/effrayant/grandeur/tordant) qui traduit la surditédu roi aux appels populaires. L'assonance en "ai" répétée dans clairon d'airain marque une répétitions d'interpellations demeurées sans suite. Rimbaud joue également sur le jeu des allitérations pour rendre compte par un jeu de sifflantes de la rapidité de déplacement du roi (le seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor). Tout le poème n'est qu'un subtil jeu d'assonances et d'allitérations qui donne du mouvement à la révolte populaire

L'analyse politique et sociale
Les deux premiers mots du poème "le bras" donne de suite le ton au poème, d'un coté des ouvriers et des paysans qui n'ont que leurs bras et reçoivent "gratuitement" des coups de fouet du seigneur (fouaillaient), de l'autre une noblesse brutale vivant sous les lambris d'or, un clergé vivant dans l'insouciance et le confort "au soleil" passant le temps à réciter ses prières (disait des patenôtres), des élus timides rédigeant "des menus décrets", des juges "hommes en noirs" renvoyant les litiges des ouvriers. Rimbaud emprunte à Hugo le souffle et l'emphase des "Châtiments" pour dénoncer la misère ouvrière de ce XIXème siècle. En mettant face à face en août 1792, un homme du peuple énergique et musclé, le forgeron et le roi Louis XVI vacillant sur son trône, il accumule les blasphèmes à l'endroit de la noblesse, le roi (ce gros là/le roi debout sur son ventre/tes mille chenapans), puis la justice (ces chers avocassiers), les mots d'ordre exaltés de la "crapule souveraine", le peuple des ouvriers réunis sous la bannière de la liberté et de l'amour. Il n'hésite pas dans le même mouvement à agresser la religion hypocrite de son enfance, gavée de bigoterie et de tartufferie.

L'esprit révolutionnaire

On retrouve dans le poème toutes les nombreuses sources des conflits révolutionnaires, les injustices, les privilèges, les impôts, la propriété, le service militaire. Rimbaud fait parler le forgeron avec un langage simple, familier mais très imagé. "Tu crois que j'aime voir ta baraque splendide" dit le forgeron à propos des Tuileries au roi, "tes palsembleu bâtards qui tournent comme des paons" à propos de la cour dont le pale sang bleu traduit une bien modeste noblesse, "nous dorerons ton Louvre en donnant nos gros sous" pour rappeler l'usage qui est fait des impôts. Si le forgeron personnifie La Bastille "cette bête suait du sang à chaque pierre", les ouvriers sont constamment associés à une inorganisation et à une très grande saleté "le tas des ouvriers", "traînant sa veste sale", "l'immense populace", "nos taudis", "main superbe de crasse". La demande du forgeron apparaît cependant modeste, il ne demande pas le pouvoir comme on pourrait s'y attendre mais de la reconnaissance, un peu de la récolte que lui accorde la Providence qui lui permettrait de vivre avec sa femme et ses enfants. En ce sens Rimbaud apparaît plus un révolté qu'un véritable révolutionnaire. L'espoir en une nouvelle vie est indissolublement lié chez lui à la révolte contre une société déchue, étouffante. Se révolter, c'est retrouver en soi cet élan vital qu'a tenté de freiner la vie sociale. A la fin du poème le forgeron abdique et d'un geste de mépris jette le bonnet au roi
.
Conclusion
On trouve de façon étonnante dans ce texte une certaine admiration de Rimbaud pour le monde ouvrier. On sait aussi que Rimbaud depuis l'âge de treize ou quatorze ans rêvait à la destruction violente de la société. Avec l'espoir de la commune, l'idée de cette métamorphose par le biais d'une rénovation politique a donné une autre portée à sa révolte personnelle. En esquissant une révolution comme l'alliance des forces instinctives des travailleurs guidés par un besoin d'amour (nous marchions, nous chantions, nous allions au soleil, front haut), Rimbaud échappe ici à l'étiquette socialiste qu'on lui a parfois attribuée.

Vocabulaire


Fouailler :

Donner du fouet, frapper à grands coup de fouet.

Crapule :
Individu sans moralité, capable des pires bassesses synonyme : malhonnête, voyou.

Canaille :
Individu méprisable, malhonnête

Airain :
Alliage à base de cuivre, bronze

Lambris :
Eléments de décoration, revêtements en bois, marbre, des parois d'une pièce, d'un plafond, d'une voûte.

Gibet :
Potence pour les condamnés à la pendaison.

Maraud :
Coquin, drôle

20 juin 1792

Le peuple attaque les Tuileries où réside le roi Louis XVI

Quelques précisions
Nous agitions nos feuilles de chêne
Camille Desmoulins, le 11 juillet 1789, avait invité le peuple à prendre des cocardes vertes "couleur de l'espérance". Ceux qui n'avaient pas de cocardes prirent des feuilles verts à la place.


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