
Roulotte de bohémiens
Poème :
Ma Bohème
Ma Bohème" est le 7ème et dernier poème du 2ème Cahier
de Douai.
Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal :
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton
féal ;
Oh ! là là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et
je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais
des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près
de mon cur ! |
LE CAHIER DE DOUAI
1er cahier
1- Première soirée
2-Sensation
3-Le forgeron
4-Soleil et chair
5-Ophélie
6-Bal des pendus
7-Le Châtiment de Tartuffe
8-Vénus anadyomène
9-Les réparties de Nina
10-A la musique
11-Les effarés
12-Roman
13-« Morts de Quatre-vingt-douze »
14-Le mal
15-Rages de Césars
2ème cahier
16-Rêvé pour l'hiver
17-Le dormeur du Val
18-Au cabaret-vert
19-La Maline
20-L'éclatante victoire de Sarrebrück
21-Le buffet
22-Ma Bohème (Fantaisie)
PLAN
1 Un autoportrait de clochard céleste
Une révolte d'adolescent
Un orphelin cherchant amour et protection auprès de la nature
2 A la recherche d'une muse poétique
L'idéal poétique de l'auteur
Une fantaisie verbale
Une désinvolture de rythmes et rimes
Commentaire rédigé
Ce poème qui a la forme d'un sonnet, deux quatrains suivis de deux
tercets en alexandrins est le dernier poème du Cahier de Douai. Il a été
écrit lors de son séjour en septembre à Douai chez les demoiselles Gimbre tantes de son professeur de lettres Izambard puis en octobre pendant sa seconde fugue en Belgique. Forme contraignante, le sonnet
oppose généralement les quatrains aux tercets tout simplement une déclaration
d'amour dans laquelle le poète dit à la personne qu'il aime
toute l'importance qu'elle représente à ses yeux. L'ensemble
est à première vue assez conventionnel, mais une
lecture attentive montre que ce texte va bien au-delà d'un simple
jeu avec les conventions.
L'errance d'un poète en révolte
Rimbaud qui a quitté le domicile familial pour se réfugier
à Douai chez son professeur de Lettres nous fait ici dans les deux premiers quatrains, avec l'emploi du "Je", son autoportrait, celui
d'un artiste coureur de chemins à la recherche d'espace et de liberté, une sorte d'orphelin qui cherche une protection auprès de la nature. Sa révolte
apparaît dès les premières lignes du poème
avec des "poings", mains fermées par
la colère dans ses poches. La première strophe est toute
en mouvements rapides, il s'en va, il va. Ces deux verbes traduisent la
multitude et la longueur de ses déplacements. Dans la seconde strophe
"ma course" ajoute à son déplacement l'absence
de motivation, de buts apparents. On peut penser qu'il poursuit plusieurs
routes ne sachant laquelle est la bonne, il est perdu et s'assoit souvent
au bord des routes pour faire en quelque sorte un cap. Son univers habituel,
la campagne monotone est relayé par la présence de l'imparfait
temps de la répétition ou de l'habitude "je m'en allais",
"j'égrenais", "je les écoutais", "je
sentais". Ajouté à son errance, son aspect physique
l'apparente également à un vagabond, son pantalon est troué,
il dort à la belle étoile en contemplant
le ciel, immense horizon qui s'offre à lui et est synonyme de liberté.
En s'assimilant à un pauvre orphelin il redevient l'enfant effaré
regardant le boulanger par le soupirail. Il reprend l'image du petit Poucet
perdu dans la forêt mais ses repères ne sont pas des petits
cailloux mais les étoiles dans le ciel. Ce ciel le nourrit, la
grande ourse lui rappelle une auberge. Cette
marche sans destination précise est probablement le souvenir de
sa fugue de 1870 qui l'a conduit de Charleville ou il est né à
Bruxelles puis à Douai. Le titre "La Bohème" pourrait
faire allusion à la vie insouciante et libre des artistes, il n'en
est rien, sa bohème à lui c'est une errance dans la nature,
s'opposant ainsi à la sédentarité urbaine des artistes
parisiens. Que va donc chercher Rimbaud dans cette communion avec la nature
? Une nourriture spirituelle dans laquelle le narrateur va puiser sa force.
Car la nature est bienveillante, elle pourvoit aux nourritures terrestres
avec la grande ourse qui ressemble à une auberge, alors pourquoi
ne pas y ajouter les nourritures spirituelles. La nature a une autre fonction
maternelle, cette fois qui n'est pas sans déplaire à notre
petit orphelin. Mais il la veut toute pour lui, pour cela il va multiplier
les possessifs et les pronoms personnels. On notera 8 fois "je"
et 8 fois l'adjectif possessif mon, ma ou mes. "Mes étoiles",
"Mon auberge", "mes souliers" sont comme une accaparassions,
une filiation avec sa nouvelle mère, la nature . Son rapport avec
la nature, est purement .
A la recherche d'une muse poétique
Conclusion
A la manière
des romantiques, Rimbaud cherche son inspiration dans la nature mais pas
dans une nature violente de tempêtes ou d'ouragans, non, dans la
simple campagne que chacun peut observer.
Il s'arrête au bord de la route pour observer et il égrène
ainsi les rimes. Il court les chemins dans un état de pauvreté,
comme dans une épreuve initiatique. Alors les "lacets"
de ses souliers deviennent les cordes de sa lyre, c'est la citrouille
des contes de fées qui deviennent des carrosses. Rimbaud s'il choisit
les limites étroites du sonnet pour donner forme à ses idées
prend quelques libertés dans les rimes des deux quatrains qui ne
sont pas identiques et surtout le dernier vers qui généralement
constitue le point d'orgue, la morale est ici une phrase qui ne veut absolument
rien dire. Si Rimbaud s'affranchit des règles du sonnet, il joue
aussi sur les alexandrins, les désarticule, s'ingénie à
en briser la régularité, s'amuse à le couper au delà
de l'hémistiche. Toutes ces inégalités conviennent
à sa fantaisie, image de sa liberté sans but au hasard de
ses chemins de campagne. Il tend à rapprocher le débit du
poème régulier et bien scandé à celui de la
prose plus continue et qu'il annonce ici. Rimbaud donne l'impression de
s'amuser avec les mots qu'il mélange habilement dans une sorte
de frou-frou, mélangeant le vocabulaire familier "paletot,
trou, souliers" à des des termes plus savants "rosée,
lyre" qui culmine dans le dernier vers "de mes souliers blessés,
un pied contre mon cur".
"Ma Bohème" placé en conclusion du cahier de Douai
illustre le programme poétique de l'auteur. Il ébauche ici
en très peu de mots toute la thématique de l'homme aux semelles
de vent, du poète vagabond ou du "clochard céleste",
celle du voyage, de la révolte, de la pauvreté, de l'enfance,
de la nature. En adolescent rebelle il veut tordre le cou aux vieilles
règles de la poésie, briser le rythme de l'alexandrin et
pousser la poésie aux limites de la prose. C'est assurément
un manifeste pour une poésie nouvelle faite de mélanges
d'élans lyriques et d'auto-dérision, de parodie, une poésie
iconoclaste.
Vocabulaire
Bohème :
milieu des artistes, des écrivains
qui menaient une vie insouciante au jour le jour, en marge du conformisme
social et de la respectabilité. Il désigne également
la vie nomade, errante des bohémiens
péjoratif : vagabond.
Paletot :
Veste ample et confortable qui arrive à
mi-cuisse et que l'on porte sur d'autres vêtements.
Féal :
Loyal, fidèle.
Sonnet :
Poème de quatorze vers composé de deux quatrains et de deux tercets et soumis à des règles fixes pour la disposition des rimes. Le sonnet est apparu en Sicile au XIIIème siècle et a été popularisé par les poètes italiens dont Pétrarque, Dante. Il a été repris par les poètes de la Renaissance dont Ronsard. La structure des quatre rimes la plus habituelle chez les français : la rime marotique au XVIème ABBA ABBA CCD EED puis on change l'ordre du dernier tercet avec les rimes françaises des XVIè-XIXème ABBA ABBA CCD EDE.
Avec Shakespeare (XVIe-XVIIe) nous avons des sonnets avec trois quatrains et 1 distique (2 vers).
Baudelaire utilisera toutes les variations.
Douai
60000 habitants, chef lieu d'arrondissement du Nord sur la Scarpe dans la banlieue de Lens, à côté de Valenciennes, à 70 Km de Charleville.
Aujourd'hui Charleville-Mézières, chef lieu de département des Ardennes sur la Meuse 60000 habitants. Rimbaud y naquit en 1854 (mort à Marseille en 1891 à 37 ans).
La photo du site est un tableau de Rimbaud par Fantin-Latour exposé au Musée du Louvre
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