26/09/2023

Rimbaud expliqué, Illuminations

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RIMBAUD : Dévotion (Illuminations 1873)




Nuit rouge

"Dévotion" est le 44ème poème des "Illuminations"

Dévotion

   À ma sœur Louise Vanaen de Voringhem : – Sa cornette bleue tournée vers la mer du Nord. – Pour les naufragés.
   À ma sœur Léonie Aubois d'Ashby. Baou – l'herbe d'été bourdonnante et puante. – Pour la fièvre des mères et des enfants.
   À Lulu. – démon – qui a conservé un goût pour les oratoires du temps des Amies et de son éducation incomplète. Pour les hommes – À madame ***.
   À l'adolescent que je fus. À ce saint vieillard, ermitage ou mission.
   À l'esprit des pauvres. À un très haut clergé.
   Aussi bien à tout culte en telle place de culte mémoriale et parmi tels événements qu'il faille se rendre, suivant les aspirations du moment ou bien notre propre vice sérieux.
   Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson, et enluminée comme les dix mois de la nuit rouge, – (son cœur ambre et spunk), – pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant des bravoures plus violentes que ce chaos polaire.
   À tout prix et avec tous les airs, même dans des voyages métaphysiques. – Mais plus alors.

Bibliographie

Livre de poche 9636
Rimbaud, une saison en enfer, Illuminations

Poème p.141
Explications p.221
G.F. 517 Rimbaud Illuminations
Poème p.106
Explications p.178
Pocket 6037
Arthur Rimbaud Oeuvre
Des Ardennes au désert

Poème p.279
Explications : bas de page
Profil Bac Hâtier 246
Une saison en enfer, Illuminations
De Pierre Brunel/Anne-Gaëlle Robineau-Weber/Matthieu Letourneux agrégés de lettres, avec 6 poèmes expliqués.
Connaissance d'une œuvre 62
Bréal
Poésies
Sophie Bogaert
agrégée de lettres modernes
Balises
Poésies et proses
Rimbaud

De Claude Puzin et Dominique Rincé, agrégés de lettres.

Plan
Introduction
1-Une litanie profane
2-Un acte de désespoir
3-Une nécessité à tout prix
Conclusion
Une poésie en suspens


Introduction
"Dévotion" fait partie des trois derniers poèmes en prose des "Illuminations", dont le manuscrit avec celui de "Démocratie" a été perdu ou se trouve dans une collection privée que l'on ignore. Étrange titre pour un auteur dont on connaît la profonde aversion pour l'église. Le poème surprend, et se lit au départ comme une litanie, une suite de prières, d'invocations, non pas déposées sur des autels ou faites à des prêtres mais adressées tout d'abord à deux femmes, deux religieuses, les plus modestes représentantes du clergé, la première secourant les insurgés, la seconde soignant les malades fiévreux. Si la découverte d'un poème s'apparente à un voyage métaphysique, des dangers peuvent menacer le lecteur et il est prudent de demander protection si d'aventure on faisait naufrage par incompréhension ou si quelque maladie venait à se déclarer. Ces dangers apparaissent vite, brusquement le ton change, avec l'invocation à "Lulu", personnage épisodique de la prostitution qui ne tarde pas à nous éclairer sur le ton sarcastique et le sens réel de ces prières. Prière bien singulière car elle ne concerne que la protection des hommes. Nous allons essayer de suivre Rimbaud dans son voyage mystique et nous espérons atteindre l'extase du nouveau monde qu'il nous annonce, l'acumen beatitudinis, entrevu dans "Barbare par les exclamations "Ô douceurs", "ô monde", "ô musique".

I-Une litanie profane

C'est bien à un voyage que nous invite Rimbaud à la découverte de ce poème, un embarquement immédiat vers le nouveau monde, le chaos polaire, les nuits rouges interminables, car l'ordre des mots parfois confus, leur froideur peut donner cette impression et dans ce froid polaire on risque la maladie, la fièvre. L'aventure littéraire qu'il nous propose est bien une exploration, avec les mêmes dangers de naufrage que sur la mer. Dans ce voyage, métaphore d'une odyssée marine, le sens des mots peut être obscur, on peut perdre pied, se noyer. Ce déplacement est un déplacement risqué dans un remous de mots reproduisant métaphoriquement l'arche diluvienne de Noé ballottée par les flots. Les lecteurs de Rimbaud ont donc bien besoin de prières pour affronter les turpitudes, les remous, les méandres, les incompréhensions qui ne manqueront pas d'apparaître. Le voyage pour métaphysique et imaginaire qu'il soit, n'est pas qu'un simple baignade sans risque dans un océan de mots. Même si Rimbaud compte sur sa magie verbale pour assurer la traversée sans tragédie, quelques pratiques religieuses anciennes et toujours d'actualité peuvent être utiles. La formulation "A ma sœur" marque bien l'intention de prière adressée directement aux deux religieuses, pour obtenir les faveurs divines. On sera plus surpris de lire l'intention adressée à "Lulu", un démon, proche du diable mais qui a conservé la foi par goût des oratoires du temps des amies. Cette prière à Lulu ne concerne étrangement que les hommes. Une autre prière est adressée à Madame***, elle diffère des autres car elle n'est pas disposée en début de paragraphe mais suit dans l'ordre la prière à Lulu. Madame*** apparaît plusieurs fois chez Rimbaud, "elle se tenait debout dans la prairie", "elle établit un piano dans les Alpes", c'est probablement sa mère, la pieuse mother. Une autre prière est adressée à Verlaine récemment converti à la religion et qui croupit à la prison de Mons, son ermitage, ce lieu désert ou vivent retirés certains religieux. Il s'adresse aussi à lui même, non pas tel qu'il est aujourd'hui mais l'adolescent qu'il fut, tel qu'il était donc quelques années auparavant, encore croyant. Il en appelle aux pauvres, ces pauvres qui fréquentent les bêtes églises le dimanche des "Premières communions", au haut clergé, mais pas aux prêtres, le bas clergé car il en a horreur depuis son épisode avec le supérieur qui se moquait de sa première poésie. Il fait des prières à tous les cultes sans distinction et en tous lieux de culte. C'est ce qu'on appelle une prière universelle.

II-Un acte de désespoir
En dehors de ces prières officielles, il a une prière personnelle à faire, non pas à un représentant de quelque culte mais à une divinité Circeto, une magicienne. Le thème du magicien est bien connu des élèves qui prépare le baccalauréat et qui étudie "l'Illusion comique de Corneille". Ici Rimbaud en appelle à Circeto, Circé la baleine, la plus célèbre des magiciennes qui avec des philtres et des poisons métamorphosait ses ennemis en animaux. Circeto la baleine nous rappelle étrangement l'épisode de Jonas rejeté par la baleine. Rimbaud a peur que ses lecteurs ne soient un peu avec ses poèmes dans la même obscurité que Jonas dans la baleine. Rimbaud a peur de l'enfermement, il craint de faire "tresse avec son siège", l'enferment de Jonas dans la baleine représente la pire des choses. La poésie est voyage, mouvement pour la découvrir, c'est le prix à payer, il faut se faire violence, y mettre tout son cœur et toute son ardeur, le spunk pour arriver à la découvrir. La fixité est pour lui la nuit, la stérilité, la nuit polaire quasi permanente. Rimbaud n'est pas Baudelaire et peu de femmes en dehors de sa mère, de sa sœur Isabelle, et de quelques amourettes n'accompagneront la destinée du poète. On sera donc étonné de cet appel étrange de notre nouvel Ulysse à une femme fut-elle magicienne sous les traits d'une baleine pour combattre les oppositions à son odyssée poétique dont il doit vaincre tous les écueils. Cela ressemble d'avantage au cri d'un naufragé, qu'à une prière.

III-Une nécessité à tout prix
Les conquérants du monde emportés dans le vaisseau rimbaldien décrits dans le poème qui précède "Mouvement" doivent poursuivre le voyage à tout prix. L'embarcation de "mouvement", véritable arche, est la continuité du "bateau ivre" qui doit réussir son périple à travers tous les dangers. Mais cette réussite a un corollaire, elle doit oublier certains restes sentimentaux des amours d'autrefois, more plutôt que nevermore, le jamais plus du poème de Verlaine. Cette phrase "jamais plus" est indissociable de la dernière strophe de Mouvement "Un couple de jeunesse s'isole sur l'arche/-Est-ce une ancienne sauvagerie qu'on pardonne ? Et chante et se poste." dans laquelle le couple isolé qui semble ne pas participer à la fraternité nouvelle trahit la subsistance d'une ancienne ère sentimentale que les aventuriers de l'arche semble invoquer. Rimbaud nous signale comme tout novateur, qu'il faut bien une volonté de dépassement pour découvrir de nouveaux mondes mais que certains peuvent avoir la nostalgie du passé. La renommée de Rimbaud, si éclatante aujourd'hui, a cependant été bien tardive, sa désinvolture pour conquérir sa liberté, échapper aux obstacles paralysants y est pour beaucoup. Il a eu raison de croire que la poésie devait être transgressive et libératrice pour accéder à sa véritable indépendance. "Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C'est cette époque qui a sombré !" écrit-il dans "Génie" qui finit les Illuminations.

Conclusion

"Devotion" est un des derniers poèmes d'Illuminations, qui appelle à ce voyage métaphysique à tout prix. Il en connaît les dangers qui peuvent faire hésiter bien des prétendants. Il en appelle aux pratiques religieuses habituelles pour implorer protection alors que rien ne dit que Rimbaud ne souhaite pas que chacun se fasse violence pour surmonter ses résistances, ses habitudes, son confort. Pour être bon dévot on n'en est pas moins homme. Il faut parfois prendre sur soi pour savoir suivre les vues, les souffles, le corps, le jour du "Génie" alors que nous sommes parfois dans les rages et les ennuis, ce sera le dernier message de Rimbaud et nous sommes de son avis.

Vocabulaire

Dévotion :
Vive piété, attachement aux pratiques religieuses.

Invocation :
Dans un sens religieux, protection, patronage.

Litanie :
Prière qui fait alterner les invocations psalmodiées par l'officiant et les répons chantés ou récités par l'assistance, au sens figuré énonciation de plaintes.

Soeur :

Titre donné aux religieuses dans certains ordres.

Cornette :
Coiffure de certaines religieuses.

Louise Vanaen de Voringhem :
Probablement la sœur qui soigna Rimbaud à l'hôpital Sain-Jean de Bruxelles à la suite du tir de pistolet de Verlaine en juillet 1873.

Léonie Aubois d'Ashby :
Le bois d'Ashby se trouve en Écosse. Le château d'Ashby, aujourd'hui en ruines est décrit dans Ivanhoé de Scott. André Breton, reprendra le personnage en consacrant un autel à Léonie Aubois d'Aschby durant l'exposition internationale du surréalisme qui se tint à Paris en 1947.

Lulu :
Jojo et Lulu sont toujours des personnages truculents, lulu dérive du mot luxure
Femme qui évoque les amours saphiques chantées par Baudelaire. Verlaine publiera sous pseudonyme (Pablo de Herlagnez), sous le manteau un recueil de poésies saphiques, Les Amies.

Madame***
Madame suivi de 3 étoiles apparaît dans "après le déluge", elle établit un piano dans les Alpes.

Baou :
Onomatopée ou verbe malais signifiant puer, interjection de dégoût.

Fébrifuge :
Qui abaisse la fièvre. Parmi les plantes fébrifuges, la benoîte, le chardon à foulons, le saule blanc. L'âche ou céléri ou persil des marais est une plante diurétique à forte odeur.

Saint vieillard :
Sans aucun doute Verlaine, métamorphosé par sa conversion religieuse lors de son séjour en prison à Mons à la suite du coup de feu sur Rimbaud. Verlaine qui avait 10 ans de moins paraissait un vieillard pour le jeune et fringant Rimbaud. L'Ermitage n'est autre que la prison de Mons où Rimbaud restera enfermé 2 ans (voir mon site sur Verlaine http://verlaineexplique.free.fr)

Circeto :
Combinaison des mots Circé la magicienne de l'Odyssée, qui transforma en animaux les compagnon d'Ulysse, et Ceto qui veut dire baleine en grec (cétacé).

Spunk :
Mot anglais qui signifie courage, en argot anglais signifie "sperme". Certains voient dans ce passage de façon cachée l'acte solitaire, l'onanisme, "ma seule prière muette".
Mais plus alors
Cela rappelle le nevermore de Verlaine, le jamais plus. Ici il n'y a pas de négation mais plus a un double sens, additif en adverbe d'intensité constituant une amélioration, un progrès ou négatif de quelque chose de perdu.
Voyages métaphysiques
La métaphysique est une recherche rationnelle de la connaissance, une spéculation sur les idées, la vérité, Dieu, généralement très abstraite.


La chronologie des Illuminations
1872
En juillet Rimbaud et Verlaine partent pour la Belgique et l'Angleterre, l'adolescent revient à Charleroi et a probablement commencé à composer "Illuminations"
1873
Rimbaud retourne à Londres au chevet de Verlaine, malade, le 10 juillet Verlaine tire sur Rimbaud. Fin d'une saison en Enfer
1874
Rimbaud part en Angleterre avec Germain Nouveau, il y compose la majorité des Illuminations
1875
Dernière entrevue de Rimbaud et Verlaine à Stuttgart, Rimbaud remet à Verlaine le manuscrit des Illuminations.

Tous les poèmes des "Illuminations"

Liste des textes du recueil « Illuminations »

Après le déluge
Enfance I, II, III, IV, V
Conte
Parade
Antique
Being Beauteous
Ô la face cendrée
Vies I, II, III 
Départ
Royauté
A une raison
Matinée d'ivresse
Phrases
Ouvriers
Les ponts
Ville (Je suis un éphémère)
Ornières
Villes I
Vagabonds
Villes II
Veillées I, II, III
Mystique
Aube
Fleurs
Nocturne vulgaire
Marine
Fête d'hiver
Angoisse
Métropolitain
Barbare
Solde
Fairy
Jeunesse I Dimanche
Jeunesse II Sonnet
Jeunesse III Vingt ans
Jeunesse IV
Guerre
Promontoire
Scènes
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