26/09/2023

Rimbaud expliqué, Illuminations

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RIMBAUD : Après le déluge (Illuminations 1873)




"Après le déluge" est le 1er poème des "Illuminations"

  Aussitôt que l'idée du Déluge se fut rassise,
  Un lièvre s'arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes, et dit sa prière à l'arc-en-ciel à travers la toile de l'araignée.

  Oh ! les pierres précieuses qui se cachaient, -les fleurs qui regardaient déjà.
  Dans la grande rue sale, les étals se dressèrent, et l'on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.
  Le sang coula, chez Barbe-Bleue, - aux abattoirs, - dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.
  Les castors bâtirent. Les « mazagrans » fumèrent dans les estaminets.
  Dans la grande maison de vitres encore ruisselante, les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.
Une porte claqua  - et, sur la place du hameau, l'enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l'éclatante giboulée. Madame *** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.
  Les caravanes partirent. Et le Splendide-Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.
Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym, - et les églogues en sabots grognant dans le verger.   Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c'était le printemps.
  - Sourds, étang, -Écume, roule sur le pont et passe par-dessus les bois ; - draps noirs et orgues, éclairs et tonnerre,  -montez et roulez ; - Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.
  Car depuis qu'ils se sont dissipés, - oh, les pierres précieuses s'enfouissant, et les fleurs ouvertes ! - c'est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu'elle sait, et que nous ignorons.

Note Gallimard :
Le poème se situe entre un regret et un espoir : après un clair déluge, la civilisation anéantit et dégrade toute espèce d'aspiration naturelle et primitive ; il faudrait un nouveau déluge, issu des profondeurs, pour faire un monde neuf qui serait, en même temps, un monde originel retrouvé. A partir de cette idée indiscutable, on peut tout imaginer : vie intra-utérine, ou bien évocation d'avant et après la Commune, etc. Justes peut-être, ces i,terprétations sont toujours trop étroitement limitées ; rien ne les justifie vraiment.

Plan du commentaire composé
I. La dualité de la vie et de la mort.
1. L'énergie violente du Déluge.
2. L'entrée dans l'Histoire.
3. La dépréciation de ce mouvement.
II. La critique de l'ordre.
1. Le religieux.
2. L'enseignement.
3. La bourgeoisie.
III. La révolte.
1. Le choc des images.
2. L'appel au déluge.
3. La fonction du poète.


I. La dualité de la vie et de la mort


1. La violence du déluge

Le titre reprend celui de la Genèse, qui relate en l'an 600 de Noe, un déluge de 40 jours envoyé par Dieu pour nettoyer le Monde de la violence et de la méchanceté des hommes. Un déluge a réellement eu lieu. Pour Rimbaud, le Déluge avait ramené à la Création au chaos originel, comme en témoigne l'expression «le chaos de glaces et de nuit du pôle ». Le déluge se définit par l'indistinction des formes, de la matière première : «l'éclair» et les « eaux » primordiales (verset 12). Très vite, on passe de l'idée à la réalité : l'ordre s'installe ainsi que l'ennui d'entrer dans le temps («rassise», «s'arrêta», etc..) et l'énergie primordiale est canalisée. L'ouverture cosmique (« arc-en-ciel ») cède la place à l'histoire mercantile. L'alliance de l'homme et de Dieu (« le sceau de Dieu ») dégénère en boucherie. Deux champs sémantiques apparaissent et déterminent deux fils de lecture possibles : la vie innocente des animaux et la destruction apportée par les hommes. La vie et la mort sont étroitement dépendantes (« Le sang et le lait coulèrent »).

2. Entrée dans l'Histoire
Multiplication des activités : série de versets au passé, qui mettent en perspective deux réseaux; les uns déprécient les autres et réciproquement.
- des images naturelles - innocence naturelle des animaux : « un lièvre », « l'araignée », « les castors »; végétation champêtre (« sainfoins »), mais voile qui empêche de regarder la vérité en face (« toile d'araignée », piège); «pierres précieuses», pureté minérale et froide. Faux lyrisme du «Oh!», expression narquoise d'une fausse candeur.
- des activités de destruction : les « étals » de boucherie, les « abattoirs »; les « barques » ramenées sur terre.


3. La dépréciation de ce mouvement
L'homme se sépare de lui-même et de la nature. Le monde devient un spectacle (« la mer étagée là-haut comme sur les gravures », « les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images »). L'esprit d'enfance est oublié (lui qui permet à l'enfant d'entrer en communication avec - les vents) et là il tourne les talons, comme Rimbaud lui-même. Le mouvement initial se meurt : l'homme retourne à la hiérarchie.

II. La critique de l'ordre


1. Le religieux
La mainmise du religieux sur l'homme : Rimbaud regrette que le déluge évoqué dans la Bible n'ait pas ouvert une nouvelle ère. La violence du texte traduit sa révolte contre le catholicisme qui a privé le monde de sa magie et l'homme de son énergie. « La messe et les premières communions se célébrèrent dans les cathédrales. » Pour Rimbaud, la religion affaiblit l'énergie des enfants : on les enferme dans des lieux clos et on leur ôte toute personnalité.

2. L 'enseignement
L'enseignement est ridicule parce que sans relation avec la réalité de la vie : le verset onze évoque les fables que l'on apprend et dont la mièvrerie est ridicule, dérisoire. Critique des images littéraires banales. Procédé surréaliste avant la lettre : un stéréotype dénoncé par l'ellipse, la caricature.

3. La bourgeoisie
L'espace naturel est investi par les bourgeois, qui installent leurs constructions. « Et le Splendide-Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle. » Absurdité de l'activité immobilière, dénaturation des sites. Dénonciation de l'installation du capitalisme; même chose pour le colonialisme avec « mazagran », terme hérité des guerres coloniales.

III. La révolte

1. Le choc des images

La provocation : système d'interférence des images «Madame*** établit un piano dans les Alpes. La messe [...] ». Aucun lien logique apparent. Pour Rimbaud, le poète est « le voleur de feu »; il doit récupérer les pouvoirs de l'inconscient et l'énergie du désir brimés par la morale et l'ordre bourgeois. Il inaugure en cela les recherches que menèrent les surréalistes. Refus du rythme traditionnel : le verset (forme traditionnelle des Ecritures religieuses) est haché, le lexique est incongru (« désert de thym »).

2. L 'appel au Déluge

Energie du désespoir (« Eaux et tristesses ») : série d'impératifs qui interpellent les éléments naturels (« étangs », eau morte; « écume » des vagues; « draps noirs » de l'anarchie; « orgue » de l'insurrection; énergie des « éclairs », du « tonnerre »). Le salut ne peut survenir que d'ici-bas: aucune invocation lancée à Dieu. Le poète explore des territoires inconnus, fait reculer les frontières de la connaissance : « la Reine , la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu'elle sait, et que nous ignorons ». Image dévaluée pour signifier qu'il faut retrouver l'énergie primitive en brisant les limites de la conscience et se faire « voleur de feu » en récupérant les pouvoirs de l'inconscient.

3. La fonction du poète
Quelle est donc la fonction de la poésie? Trésor esthétique et imaginaire de l'humanité, la poésie sauvera l'homme du matérialisme. Le poète est un prophète; en avance sur son temps, il pressent l'évolution future et il apporte la parole, le verbe magique. Ici, Rimbaud annonce les révolutions futures, après l'échec de la Commune et la faillite de son expérience personnelle, celle du « Bateau ivre » qui brisa sa coque. Au travers d'un langage symbolique, il va vers l'universel, au-delà du sens apparent. Il construit sa propre mythologie du Déluge, comme le remarque Jean-Pierre Richard (critique contemporain). Dans les Illuminations se manifestent, en effet, la hantise et le rêve de l'apocalypse, qui nourrissent toutes les insurrections - jusqu'à mai 68.

Vocabulaire
Déluge :
Le cataclysme chaque fois est présenté comme un châtiment mérité par les hommes et qui permet à l'humanité de devenir meilleure.

Lièvre :
Petit mammifère sauvage qui ressemble au lapin

Barbe Bleue :
La Barbe Bleue, conte de Perrault. Un homme très riche a une barbe bleue, ce qui le rend très laid et terrible car il dégoûte les femmes. Mais il a eu plusieurs épouses et on ne sait pas ce qu'elles sont devenues. Il propose à ses voisines de l'épouser, mais aucune n'accepte, sauf une pour sa richesse. Il confie à son épouse, avant de partir les clés du château, l'une d'elle ouvre une porte mais ne doit pas être ouverte. Bien sûr, elle l'ouvre et découvre les ex épouses mortes accrochées au mur. Mais c'est une clé magique...

Castor
Rongeur aquatique de grande taille, mais aussi association dont les membres travaillent en commun à l'édification de leurs habitations.

Chacal :
Canidé d'Asie et d'Afrique de taille moyenne, amateur de charognes. Souvent utilisé dans un sens péjoratif.

Eucharis :

Nom inventé par Rimbaud, contraction de Eucharistie, communion avec le Christ.

Piauler :

Crier en parlant d'un petit oiseau. Plus familièrement, petit enfant qui pleure.

Tous les poèmes d'"Illuminations"

Liste des textes du recueil « Illuminations »

Après le déluge
Enfance
Conte
Parade
Antique
Being Beauteous
Vies 
Départ
Royauté
A une raison
Matinée d'ivresse
Phrases
Ouvriers
Les ponts
Ville (Je suis un éphémère)
Ornières
Villes I
Vagabonds
Villes II
Veillées I, II, III
Mystique
Aube
Fleurs
Nocturne vulgaire
Marine
Fête d'hiver
Angoisse
Métropolitain
Barbare
Solde
Fairy
Jeunesse I Dimanche
Jeunesse II Sonnet
Jeunesse III Vingt ans
Jeunesse IV
Guerre
Promontoire
Scènes
Soir historique
Bottom
H
Mouvement
Dévotion
Démocratie
Génie


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